Fonds des Médias du Canada – QUIBI : l’histoire d’une faillite télé-guidée, un article de Francis Gosselin

L’enthousiasme généré par Quibi aurait-il fait ombrage aux signes avant-coureurs de «l’un des plus grands fiascos de l’histoire» du secteur audiovisuel? 

Francis Gosselin tente une explication de cette déconfiture.

Comme plusieurs observateurs du milieu des médias, j’ai été fasciné par l’annonce initiale de Quibi – une plateforme dédiée aux contenus scénarisés sur mobile qui devait tirer parti du temps d’écran croissant que passent les consommateurs et consommatrices sur leur téléphone et tablette.

Mon enthousiasme était tel que j’en ai tiré un article!

Finalement lancée début 2020, quelques semaines à peine après le début de la pandémie, l’expérience menée par Jeffrey Katzenberg et Meg Whitman aura survécu… six mois, le tout après avoir fait disparaître la modique somme de deux milliards de dollars américains.

C’est, de mémoire audiovisuelle, l’un des plus grands fiascos de l’histoire.

SAVOIR ENTREPRENDRE

Il est étonnant que des cadres dirigeants de réputation mondiale comme Katzenberg (co-fondateur de Dreamworks Animation) et Whitman (ancienne PDG de Hewlett Packard) aient aussi lamentablement échoué dans une aventure qui, pourtant, semblait très alignée avec l’esprit du temps.

Étonnant, mais à l’examen des décisions prises dans les mois précédant, puis suivant le lancement de Quibi, pas si surprenant non plus.

On peut en effet lire l’échec de Quibi comme celui d’un trop gros apport de capital dans une initiative qui aurait dû naître plus modestement. L’univers regorge en effet de contenus, scénarisés ou non, qui sont produits par des créateurs et créatrices distribués au quatre coins de la planète, et qui réussissent à attirer des audiences à très faible coût.

Quibi a pris ce modèle, et l’a complètement inversé. Katzenberg et Whitman ont ainsi recruté des producteurs et productrices et certaines stars d’Hollywood à des prix «hollywoodiens» pour produire de courts «chapitres» à saveur télévisuelle d’une durée de 5 à 10 minutes. Selon Bloomberg Businessweek, les projets phares de Quibi pouvaient coûter entre 20 et 125,000$ US par minute à produire. La série FreeRayshawn, produite par Antoine Fuqua et mettant en scène Laurence Fishburne et Stephan James, aurait coûté 15 M$ pour 15 épisodes… de 10 minutes.

En somme, des dirigeant·es de classe mondiale, qui ont passé plusieurs décennies à diriger de formidables multinationales, ont cru à tort qu’il était possible de créer une startup en y injectant des sommes colossales, sans autre forme de validation de marché.

POSITIONNER AUTREMENT

Le lancement de Quibi, une plateforme de diffusion par abonnement, le 6 avril 2020, aura été une déception. Les Américains, confinés à domicile, ont rapidement changé leurs habitudes de consommation télévisuelle, faisant notamment la part belle aux plateformes comme Netflix, Hulu, HBO Go, Disney+ ou Apple TV+, disponibles sur grand écran.

Dans leur entêtement, les fondateurs de Quibi tenaient impérativement à ce que leurs contenus soient visionnés «sur mobile seulement», et ont rendu impossible la capture d’écran pendant le visionnement. Impossible, donc, de partager sur les réseaux sociaux, ni même à ce titre, de partager le visionnement avec son ou sa conjoint·e, la famille ou des amis.

Pour plusieurs, dont Christian Stadler dans Forbes, Quibi a ainsi choisi de se positionner «au milieu» du marché – à mi-chemin entre les services de diffusion numériques et une plateforme comme TikTok, par exemple, sans très bien savoir ni pourquoi, ni comment faire.

Une plateforme à faible potentiel social, captif d’un positionnement trop strict et évoluant sur fond de crise sanitaire et économique majeure, n’avait effectivement pas les bons outils pour réussir.

UN ÉTRANGE RAPPORT AU RISQUE

Tout démarrage d’entreprise revêt sa part de risque. Mais pour Katzenberg et Whitman, et pour leurs investisseurs qui ont vu près de $2Mds US se faire engloutir, la mauvaise gestion du risque, du lancement jusqu’à l’opérationnalisation, aura atteint des sommets rarement vus dans l’univers audiovisuel.

Paradoxalement, alors que Quibi risquait des sommes faramineuses dans un modèle d’affaires spéculatif, très peu de risques étaient pris en matière de contenus. Des producteurs·trices et des comédien·nes connu·es, regroupés dans des formules éprouvées, sans originalité, sans «risque», justement, auront fait en sorte qu’il ne reste que bien peu de choses de Quibi un peu plus d’un an après sa fermeture.

Contrairement aux plateformes jadis émergentes comme Youtube et TikTok, qui ont fait la part belle à de nouveaux talents et de nouvelles formes d’expression, l’audace scénaristique et créative de Quibi était très limitée. Le risque, ici, consistait à découper un format hollywoodien trop bien connu en petits morceaux de 7 minutes, une proposition de valeur qui n’aura réussi à n’attirer que quelques millions d’abonnés gratuits, dont on estime qu’environ 100 000 sont passés au format payant après 6 mois.

Comme l’a écrit Tom Jarvis, non sans une ironie certaine, «Quibi aura essayé de vendre des cassettes Betamax aussi fort qu’ils le pouvaient».

Quibi, c’est donc l’histoire assez incroyable de deux mille millions de dollars investis, qui auront accouché de revenus mensuels équivalents à ceux d’une PME. L’aventure nous rappelle l’importance de trouver d’abord son marché, de valider et d’éprouver un modèle, avant d’investir à perte des sommes aussi importantes dans une innovation qui, somme toute, n’en était pas vraiment une.

FRANCIS GOSSELIN

Francis est docteur en économie et entrepreneur en série. Associé au Groupe SAGE Consulting depuis 2018, il est également président de Norbert Hill et président du conseil de FailCamp, une OBNL dédiée à la promotion de l’entrepreneuriat et de l’apprentissage. Il a travaillé comme consultant dans le domaine de l’éducation, des médias, de l’immobilier et des services financiers pour des clients comme Ubisoft, l’École Supérieure de Gestion—UQAM, Radio-Canada, Lune Rouge, BNP Paribas, Allied Properties et l’Institut de Développement Urbain. Croyant fermement aux vertus de l’engagement social et philanthropique, il siège sur le Conseil d’administration du festival MUTEK, et est membre du Club des 100 jeunes philanthropes d’HEC Montréal. Il élève depuis 2012 des chiens MIRA destinés à des personnes dans le besoin, en plus de contribuer financièrement à cette cause importante.

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