Texte de Nadine Gomez au sujet de son documentaire « Exarcheia Le chant des oiseaux »

Texte de Nadine Gomez au sujet de son film  « Exarcheia Le chant des oiseaux » (publié sur la page Facebook)

« Depuis plus de cinquante ans, le quartier Exarcheia joue un rôle central dans la vie politique, artistique et intellectuelle athénienne. »

« Faire un portrait qui ne rende pas tant la réalité, au pied de la lettre, comme le ferait un procès-verbal, mais plutôt à partir de ce qu’en disent les gens dans un contexte donné et surtout de comment ils le disent, dans le but de reconstruire un univers à partir de la manière dont les gens parlent d’eux-mêmes »[1].

 

Je dirais humblement que ce qui m’intéresse en documentaire c’est que le réel soit une matière à organiser, à modeler, « à mettre au service du cinéma » comme l’a écrit Bresson, plutôt que quelque chose à dépeindre objectivement. À cet égard, j’ai cherché à faire un film inspiré par et non pas un film sur Exarcheia. Évidemment, cela a représenté un énorme défi qui a nécessité persévérance, patience et temps. Ce sont mes voyages et tournages de recherches qui m’ont lentement amené à comprendre qu’il ne fallait pas chercher à faire un portrait objectif de ce lieu, ou tenter de le dépeindre réalistement. Je ne voulais pas non plus traiter du sujet politique de manière frontale, car il me semble impossible d’éviter l’analyse réductrice ou partisane. Cela m’aurait inévitablement échappé et ce n’est pas le film que je voulais faire. Ce qui a fini par surgir, et qui s’accolait enfin à mes intuitions les plus profondes, ce qui semblait surplomber tout le reste et lier autant les poètes que les anarchistes, les artisans et les intellectuels, c’était cette prise de parole partagée et performée dans l’espace public et si commune à la vie grecque. Peut-être est-ce la localisation et la géographie propre au lieu, peut-être est-ce la proximité des universités, quoi qu’il en soit, la parole est ici nourrie par autant qu’elle nourrit Exarcheia au quotidien, nous donnant à voir la pensée en action et en changement constant. C’est selon moi l’un des traits les plus marquants du quartier ; des voix qui dans un jeu de résonnance et d’écho se répondent et s’altèrent mutuellement. J’ai donc fini par prendre le pari d’embrasser la dimension narrative du lieu, dans ce qu’elle a de performatif, d’existentiel, d’imparfait et de banal.

 

« Si les lieux structurent l’identité de l’espace, ils structurent aussi la personnalité de l’homme. Le lieu possède une dimension existentielle (…) comme un centre de l’existence humaine qui possède une configuration spatiale et qui a pour but d’unifier le moi, de créer une mémoire et de forger une identité, personnelle et sociale »[2].

 

Filmer la ville est un défi. Il a donc aussi été nécessaire de trouver l’approche adéquate pour ne pas faire d’Exarcheia une caricature et montrer ce que tous les reportages montrent déjà. J’ai ainsi cherché à intégrer les gens à l’espace et à faire vivre l’espace autour d’eux à travers eux et leurs déplacements, les décors et parfois, par une caméra subjective déambulant dans les rues.

Du point de vue urbain – et dans la foulée des réflexions amorcées dans mes films précédents (Le Horse Palace, Métro) – la population d’Exarcheia m’a interpellé par sa manière étonnante d’habiter et d’occuper l’espace. Que ce soit les murs couverts de tracts et de graffitis, les confrontations enflammées avec la police, les nombreuses assemblées et initiatives citoyennes et intergénérationnelles que l’on peut y voir au détour d’une rue, ou les squats autogérés venant en aide aux migrants, les résidents d’Exarcheia s’approprient leur quartier de multiples façons, qu’ils soient anarchistes ou non. Dans la majorité des grandes villes contemporaines – c’est le cas au Québec aussi – c’est plutôt l’inverse qui se produit. La population investit de moins en moins l’espace public à des fins politiques et ces espaces ont des usages de plus en plus contrôlés, surveillés ou privatisés. Or, l’espace public remplit dans une ville une fonction essentielle : celle de matérialiser et de donner corps à la vie politique, de créer des rapports entre les individus et de les doter d’un lieu pour entrer en relation avec l’autre, et avec soi par le fait même. Cette occupation de l’espace est cruciale pour la vie politique et démocratique, car elle force et permet une réelle cohabitation entre les gens, et elle permet surtout un dialogue. C’est pour cela que nous nous référons si souvent à l’agora où se déroulait la majeure partie de la vie publique, politique, artistique et commerciale chez les Grecs de l’antiquité lorsque nous parlons de démocratie. Aujourd’hui, en Grèce comme chez nous, la vie politique se performe majoritairement en coulisses et pour ce qui est de l’espace public, disons qu’il est de plus en plus virtuel, ou dédié aux loisirs et au divertissement. Les gens d’Exarcheia maintiennent encore, en quelque sorte, leur agora vivante. Au marché, au café, sur la rue, sur la place, les résidents sont présents dans l’espace public où ils se rencontrent, discutent, s’informent, se connaissent. Ceci m’est apparu comme une dimension essentielle à la vie politique et à laquelle il était nécessaire de s’attarder.

 

Depuis plus de cinquante ans, le quartier Exarcheia (prononcé « Ex-ark-ya») joue un rôle central dans la vie politique, artistique et intellectuelle athénienne. Connu comme « le quartier des anarchistes », sa réputation n’est plus à faire en Grèce comme à l’étranger. Souvent dépeint à tort comme un quartier dangereux, c’est surtout le plus activement politique et le plus éduqué de la Grèce contemporaine. Entouré par de prestigieuses universités, il est devenu le repère des opposants au régime, autant de ceux qui ont confronté la dictature des colonels, de 1967 à 1974, que de ceux qui dénoncent aujourd’hui les élites corrompues au pouvoir. Exarcheia est une sorte de cité dans la cité qui a toujours résisté, tant bien que mal, au fascisme, à la dictature et aujourd’hui à la crise économique et migratoire qui frappe le pays depuis plusieurs années. Bien sûr, Exarcheia souffre aussi de nombreux problèmes tels que la vente et la consommation de drogue que permet la tenue à l’écart de la police qui n’entre presque jamais dans le quartier. Cette situation érode malheureusement le tissu social et menace constamment le lieu d’implosion. Difficile de savoir ce qui adviendra d’Exarcheia dans les années à venir.

 

[1] CORTEN, André et Vanessa, MOLINA, Images incandescentes. Amérique latine : violence et expression politique de la souffrance, Éditions Nota Bene, Montréal, 2010, p.78
[2] LÉVY, Bertrand, La place urbaine en Europe comme lieu idéal, in Lieux d’Europe, Maison des Sciences de l’homme, Paris, p.66.

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