Entrevue de Marc Lamothe avec Priscillia Piccoli coréalisatrice de MA CITÉ ÉVINCÉE
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Catégorie(s) : Actualités — Cinéma — entrevue — Festival
MA CITÉ ÉVINCÉE réalisé par Laurence Turcotte-Fraser et Priscillia Piccoli, sera présenté en première au Festival de cinéma de la ville de Québec vendredi le 15 septembre à 18h au MNBAQ
Une entrevue de Marc Lamothe
Cinéaste de la relève, Laurence Turcotte-Fraser est réalisatrice et directrice photo; on lui doit notamment le court-métrage Domino (Festival Regard 2018 et Fantasia 2018), ainsi que direction photo de séries dont L’étrange province et Les Jaunes (deux web séries signées Rémi Fréchette).
Son premier documentaire long-métrage, The End of Wonderland, a une a fait la tournée des festivals internationaux. Priscillia Piccoli est une cinéaste émergente d’abord remarquée pour son court-métrage Mathieu (Prix Fonds Bell, Festival international de films Fantasia) et son documentaire Tant qu’il restera de la glace. Avec Ma cité évincée, co-réalisé par Laurence Turcotte-Fraser et Priscillia Piccoli, toutes deux explorent une démarche artistique documentaire en créant un film choral portant sur la récente crise du logement qui sévit actuellement non seulement à Montréal mais un peu partout au Québec. Non seulement elles réalisent ensemble mais elles ont répondus à cette entrevue d’une seule voix…
CTVM.info — Vous avez décidé de réaliser à deux un documentaire choral qui donne la parole à des victimes des rénovictions suite à une récente spéculation immobilière.
D’où vient votre intérêt pour le sujet et quel fut l’étincelle de démarrage du projet?
Laurence Turcotte-Fraser & Priscillia Piccoli — L’élément déclencheur de ce film fût notre choc commun d’apprendre que Raphaël André, une personne sans domicile fixe, fût trouvé mort de froid dans des toilettes chimiques à -30C, parce qu’il est arrivé à la porte de son refuge vingt minutes trop tard durant le couvre-feu imposé par le gouvernement. On ne pouvait pas croire que ça pouvait arriver dans une ville comme Montréal. Il fallait faire quelque chose et ce qu’on sait faire de mieux est de documenter avec notre caméra. Nous nous sommes rencontrés dans le bureau de Laurence, devant un grand tableau blanc et avons décidés des lignes directrices du projet. Nous voulions aller sur le terrain, nous voulions faire un film choral qui explore comment différents milieux socioéconomique vivent cette crise et nous ne voulions pas que ce film soit basé sur des entrevues. C’est en faisant des découvertes sur le terrain que nous dévoilons les dessous et les conséquences de cette crise, qui semble toujours se voiler derrière les interdits et les masques. Lorsque tout divise, nous avions besoin de montrer que la seule solution, c’est la solidarité. Nous étions à l’écoute, nous étions en première ligne.
CTVM.info — Le « Manoir Lafontaine ». Comment avez-vous pris connaissance de cette histoire et de ce lieu?
Laurence Turcotte-Fraser & Priscillia Piccoli — Dans un article de La Presse en mars 2021. Cet immeuble de 90 logements avaient tous les critères pour être la victime des pratiques malsaines de réno-viction : bien situé mais mal entretenu, la plupart des locataires sont âgés et avaient des loyers modiques. L’histoire se répétait encore, un grand propriétaire immobilier, qui possède plusieurs millions d’actifs à Montréal, achète l’immeuble d’un propriétaire vieillissant. Plusieurs autres immeubles en leur possession ont eus le même traitement : sortir les gens de l’immeuble pour relouer au prix du marché, le plus rapidement possible. À notre plus grande surprise, les résidents du Manoir se sont solidarisés avec une force herculéenne. C’est le témoignage de deux femmes âgées, Maggie Sawyer et de Renée Thifault, qui nous ont poussé à ne pas laisser ces gens dans le silence. Une semaine plus tard, nous avions entrepris des démarches pour entrer en contact le Manoir Lafontaine. Sans l’aide de Véronique Laflamme du FRAPRU, rien n’aurait été possible.
CTVM.info — Parlez-nous un peu du « casting » et du processus de recherches pour un tel projet?
Laurence Turcotte-Fraser & Priscillia Piccoli — Au début du projet, on sentait la ville en ébullition. La première étape fût de s’informer auprès des organismes FRAPRU et RAPSIM, qui sont devenus des ressources précieuses tout au long du projet. L’objectif premier était de comprendre pour mieux représenter les enjeux des couches sociales de notre société, afin d’offrir une vue d’ensemble de la crise du logement. Nous voulions aussi trouver des personnes phare dans leur milieu, qui allait être des leaders et changer les choses. Nous avons découvert Loan Nguyen du Manoir Lafontaine et Guylain Levasseur durant nos recherches dans l’actualité. Leur colère et leur volonté de rassembler autour d’eux pour le bien commun était contagieuse, ils ont accepté immédiatement suite à notre contact avec eux. Pour Michel, c’est une coïncidence de la vie. Priscillia prenait des photos d’une bénévole à CARE Montréal, qui lui a présenté Michel, le directeur de l’organisme. Priscillia apprend que la moitié de la clientèle venaient du campement Notre-Dame, le plus gros campement jamais vu à Montréal. Elle a tout de suite voulu s’intéresser à lui et son implication dans les refuges. Bref, en un mois et demi, nous avions tout notre monde, ensuite notre travail était de documenter leur parcours. Nous ne pouvons que remercier Guylain, Loan, Pascal, Francine, Renée, Michel, Maggie et tous ceux qui se sont ouverts à nous. Leur grand cœur nous a donnée l’énergie de mener ce projet à terme, envers et contre tous.
CTVM.info — D’où est venu le désir de vous unir pour ce film?
Laurence Turcotte-Fraser & Priscillia Piccoli — En septembre 2020, nous avons collaboré sur le court-métrage documentaire Tant qu’il restera de la glace. Priscillia était à la réalisation et Laurence à la direction photo. Ça été un coup de foudre professionnel. On partageait les mêmes goûts cinématographiques, on s’intéressait aux même enjeux sociaux avec un angle intime et engagé et on se complétait bien côté psychologique / émotionnelle.
Parfois, lorsqu’on n’est pas d’accord, on se challenge d’arguments et d’idées jusqu’à ce qu’on arrive à combiner nos idées pour faire le meilleur «cocktail» de création. C’est la magie d’avoir deux cerveaux créatifs, à l’écoute et ouvert aux suggestions de l’autre. On s’est toujours dit que le film n’aurait jamais été pareil une sans l’autre. On est rendu pas mal des meilleurs amis. Maintenant on parle presque en langage des signes sur les plateaux de tournage tellement qu’on se connaît!
CTVM.info — Parlez-nous de votre méthode de mise en scène bicéphale?
Laurence Turcotte-Fraser & Priscillia Piccoli — La clef est dans la communication. Avant d’aller tourner, on avait de longues discussions sur la mise-en-scène, les choix visuels, le contenu voulu à chaque scène. Par exemple, nous avons filmé le Manoir pour qu’il soit prestigieux et grand grâce à des objectifs grands angle, mais dans la vraie vie c’est tout le contraire! Très tôt dans le processus, nous avons décidé de faire la technique nous-même. En pleine pandémie, nous voulions être les seules à prendre les risques. Cela permettait aussi de créer une belle intimité avec nos intervenants. Un autre défi était de filmer intégralement en cinéma direct. Laurence avait goûté à ce mode de tournage avec son premier long-métrage The End of Wonderland et voulait pousser cette démarche plus loin dans ce film. Créer une danse entre les protagonistes et la caméra prend du temps et de l’écoute.
À chaque début de tournage, on se parlait de ce que l’on voulait exactement aller chercher au son et à l’image. Avec Guylain, c’était toujours un roatrip plein de surprises à travers Montréal. C’est là qu’est venu l’idée d’une esthétique très crue. Nous voulions qu’une énergie punk se transmette à l’écran, trouver la beauté dans la laideur. Pour Michel, c’était complexe et confrontant de filmer dans le milieu de l’itinérance, dans un centre de jour en pleine pandémie. Avec six mois de bénévolat dans un centre de jour, Priscillia savait exactement ce qu’elle voulait aller chercher pour représenter un système dysfonctionnel, qui manquent de subventions, qui répond en urgence et qui ne trouvent pas de solution à long terme. Dès qu’on pouvait avoir accès, on a été en mode exploration/observation autant niveau trépied qu’à l’épaule. On a beaucoup grandit à travers cette aventure, qui fût autant une expérience humaine que créative.
CTVM.info — Parlez-nous de votre collaboration avec Les Films du 3 mars, organisme de distribution de films indépendants avec une expertise de diffusion en salles de cinéma? À quel moment se sont-ils impliqués dans la production.
Laurence Turcotte-Fraser & Priscillia Piccoli — Laurence avait déjà un contact précieux avec Les Films du 3 Mars qui ont distribué son premier long-métrage. Ils sont arrivés tôt dans le processus et ils ont tout suite embarqué dans notre univers. La stratégie pour la diffusion et la sortie en salle est ambitieuse et contient bien des surprises. On vous réserve une belle première à Québec. Faut être là à Québec pour voir ça.
CTVM.info — Combien d’heures d’entrevues ont été tournées et quelle scène ou dimension du scénario avez-vous été contraintes de couper au montage?
Laurence Turcotte-Fraser & Priscillia Piccoli — Oh lala! On a environs 70 heures de matériel. Il y a eu des essais et des erreurs pour faire un film choral sur trois personnages de différents quartiers à Montréal qui ne se croise jamais. Le scénario étant écrit en temps réel, certains éléments ont évidemment été laissés sur la table de montage. Nous avions en tête un arc dans le Mile-End, qui se bat contre la gentrification sauvage autant dans les commerces que dans le résidentiel. Cela n’a pas fait le final cut, mais cela est resté longtemps dans l’histoire du film. Nous voulions aussi inclure la classe politique de façon plus directe durant les multiples élections en 2021, mais finalement ceci ne s’est pas concrétisé. Faire du cinéma documentaire avec une histoire actuelle, c’est tout un défi! Il fallait faire beaucoup de liens entre nos événements, l’actualité et nos trois protagonistes. En tout, c’est un tournage qui s’étalent sur presque deux ans, avec 40 jours de tournages. Après un tournage fructueux, le vrai casse-tête a été le montage. Après la victoire du Manoir, on pensait même avoir tous les éléments pour faire une histoire, mais il y aura fallu une dernière journée de tournage en hiver huit mois plus tard! Le montage a pris un an de travail acharné, par exemple les dix dernières minutes du film a pris une vingtaine de tentatives pour lier tous nos protagonistes qui vivent l’éviction.
CTVM.info — Outre les impacts humains, quels sont les grands risque selon vous de ce genre de gentrification sur le plan social et commercial?
Laurence Turcotte-Fraser & Priscillia Piccoli — Quand dans une grande ville, les gens qui font des travails essentiels (les professeurs, les infirmières, les éboueurs, etc) ne peuvent plus élever leur famille et se loger convenablement, il arrive toujours la même chose; l’habitation devient un milieu d’investissements et l’itinérance explose. La ville n’est plus faite pour les gens qui y vivent. Pensez à la tour du Canadien, la nuit, aucune lumière n’est allumée. Si vous voulez d’autres exemples, vous pouvez lire sur les autres métropoles en Amérique du Nord. À Los Angeles, pourtant synonyme de succès pour plusieurs, un quartier entier du centre-ville est dédié à l’itinérance, Skid Row.
Nous sommes uniques au Québec, car en 1975, en période d’hyperinflation, des milliers de locataires se sont réunis et ont créé la régie du logement (maintenant devenu le Tribunal Administratif) pour barrer la route aux propriétaires qui profitaient de cette situation pour engranger plus de profit. Grâce à ces lois établies il y a plus de 40 ans, nous avons gardé un marché locatif abordable, cependant comme n’importe quel mouvement social cela reste très fragile.
À travers ce film, une chose est devenue claire pour nous; lorsque quelqu’un décroche de la société et tombe en itinérance, c’est un moment fatidique dans leur vie. Plus l’escalier pour revenir dans la société est haut, plus il est facile d’abandonner. En anglais ils appellent ça the tipping point, le point de bascule, car pour revenir en société, cela demande d’être déjà en société, avoir une adresse, ne pas avoir de casier judiciaire, ne pas avoir de problème de consommation. Souvent, les gens qui ne connaissent pas la précarité pensent que cela ne peut pas les toucher, nous sommes de l’avis que notre société est un bien commun et c’est ensemble que nous pouvons décider de la voie à suivre. Québec a toujours fait les choses différemment, aujourd’hui il faut le prouver.
CTVM.info — Ce genre de documentaire se retrouve souvent diffusé à la télévision. Est-ce que le format film destiné aux cinémas est différent à vos yeux d’une production qui aurait été tournée pour la télé?
Laurence Turcotte-Fraser & Priscillia Piccoli — Dans un documentaire télévisuel, on s’attarde souvent plus à l’information véhiculée. On recherche des statistiques et des experts en la matière pour nous expliquer les enjeux. Le sensationnalisme est au rendez-vous aussi. Les délais de tournage et de montage sont plus rapide, un mélange d’entrevues assise et de matériel visuel. Notre film se distingue autant au niveau de la forme que du contenu. Nous voulions dépasser l’informatif et faire vivre une expérience au spectateur. Il n’y a aucune entrevue formelle. Nous avons suivi nos personnages jusqu’à ce que nous ayons une conclusion. C’est paradoxal, parce que nous avons croisé beaucoup de médias traditionnels au début du processus, ils nous regardaient de loin, nous étions toujours les premières à savoir ce qui se passait. Il nous est même arrivé de se faire quêter des informations!
Ici, le format long-métrage documentaire cinéma nous a donné accès à des moments très intimes avec nos protagonistes. Notre respect mutuel nous a permis de filmer leur moment difficile de manière transparente. À la télévision, le rythme de tournage est rapide, contrôlé et scripté. Nous voulions prendre notre temps et avoir une liberté créative, deux avantages que seul le cinéma indépendant peut donner.
CTVM.info — Avez-vous fait des suivis après le tournage auprès des citoyen·ne·s que l’on voit dans le film?
Laurence Turcotte-Fraser & Priscillia Piccoli — Oui, totalement! C’est important pour nous de redonner à ces gens qui nous ont accordé leur temps. Pour nous, c’est une forme de respect et un geste d’attention qui nous fait plaisir. Parfois, il est difficile de suivre les gens en situation d’itinérance, car ce sont des nomades souvent sans accès aux médias sociaux ou à un cellulaire. Par ailleurs, plusieurs de nos protagonistes se déplacent à Québec pour la première, il sera donc possible pour le public de les rencontrer.
CTVM.info — Si je vous demande respectivement avec quel sujet du film aimeriez-vous aller prendre un café dans un an d’ici, qui retiendrez-vous et pourquoi?
Laurence Turcotte-Fraser & Priscillia Piccoli — Question piège hahaha. On les aime tous. C’est difficile de répondre parce qu’avec les résidents du Manoir Lafontaine, on fait des soirées karaoké. Sinon, quand on croise Guylain dans les rues de Montréal et on lui demande s’il a besoin de quelque chose à manger ou de couvertures. Un café avec Michel serait notre réponse. Il est un peu plus mystérieux ses temps-ci.
CTVM.info — Quelle a été votre réaction à l’annonce de la première mondiale au FCVQ?
Laurence Turcotte-Fraser & Priscillia Piccoli — Nous étions vraiment contentes de l’annonce. C’est un beau festival, de bons programmateurs, de belles salles de cinéma, de bons films, des cinéastes passionnées. Bref, nous avons trop hâte au 15 septembre prochain.
CTVM.info — En terminant, est-ce un sentiment étrange pour vous de voir un documentaire montréalais avoir sa grande première dans un festival de la ville de Québec?
Laurence Turcotte-Fraser & Priscillia Piccoli — Non. Au contraire! Pendant nos deux années de tournage sur le terrain, nous avons remarqué que le phénomène touchait le reste du Québec. Nous ne pouvions pas demander mieux parce que le 15 septembre c’est le retour de l’Assemblée nationale et le 16 septembre il y a aura une manifestation sur la loi 31; les refus des cessions de bail. Avec cet alignement d’événements, nous souhaitons avoir une discussion auprès de nos décideurs, les citoyens et les personnes en situation d’itinérance. Parce que oui, on est à la genèse d’une crise du logement sans précédent.
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