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Une entrevue de Jeff Barnaby le réalisateur de Rouge Quantum par Marc Lamothe

Publié le 17 juillet, 2020
Publié le 17 juillet, 2020

Marc Lamothe a rencontré le réalisateur Jeff Barnaby dans le cadre de sa série « La pandémie, les désastres et le cloisonnement dans le cinéma québécois (9)
Une série  d’entrevues de Marc Lamothe

Cette semaine marquait le 30e anniversaire du début de la crise d’OKA ; un anniversaire qui nous offre l’occasion d’évaluer l’évolution de la question amérindienne au Québec.

Cette semaine marquait le 30e anniversaire du début de la crise d’OKA ; un anniversaire qui nous offre l’occasion d’évaluer l’évolution de la question amérindienne au Québec.

Le récent film Blood Quantum / Rouge Quantum (2019) fait intelligemment de nombreuses allusions à cette crise et au temps passé depuis et c’est pourquoi nous avons décidé de parler à Jeff Barnaby de son deuxième long métrage sorti plus tôt ce printemps sur toutes les plateformes de vidéo sur demande.

 

Crédit : Norman Wong

Jeff Barnaby est un réalisateur, scénariste, compositeur et monteur. Il avait fait tourner en 2013 un nombre impressionnant de têtes dès son premier long métrage, Rhymes For Young Ghouls. Depuis quelques semaines, il fait littéralement l’actualité avec son nouveau long métrage de genre, Blood Quantum, rendu disponible en ligne en pleine crise pandémique. 

Cette semaine marquait le 30e anniversaire du début de la crise d’OKA ; un anniversaire qui nous offre l’occasion d’évaluer l’évolution de la question amérindienne au Québec. Le récent film Blood Quantum / Rouge Quantum (2019) fait intelligemment de nombreuses allusions à cette crise et au temps passé depuis et c’est pourquoi nous avons décidé de parler à Jeff Burnaby de son deuxième long métrage sorti plus tôt ce printemps sur toutes les plateformes de vidéo sur demande.  

Barnaby est né en 1976 dans une réserve Mi’gmaq à Listuguj, au Québec. Il est diplômé du programme Cinéma-Communications du Collège Dawson en 2001 et de Production cinématographique de l’École de cinéma Mel-Hoppenheim, faculté des beaux-arts de l’Université Concordia en 2004. 

Barnaby débute sa carrière en réalisant une série de courts métrages. L’un d’entre eux, File Under Miscellaneous (2010) a notamment été nommé pour un prix Génie du meilleur court métrage dramatique. Son premier long métrage, Rhymes For Young Ghouls / Rimes pour revenants (2013), sera présenté en première au Festival international du film de Toronto (TIFF) en 2013. Le film reçoit des accolades internationales et se méritera notamment au passage le prix du meilleur réalisateur d’un film canadien par le Vancouver Film Critics Circle en 2014.

Son deuxième long métrage, Blood Quantum, a été présenté au Festival international du film de Toronto en ouvrant la section Midnight Madness. Le film a depuis été acquis pour une distribution aux États-Unis et à l’étranger sur le service de streaming Shudder, alors que les droits de streaming canadiens sont détenus par Crave. 

Dans Blood Quantum, les morts reviennent mystérieusement à la vie aux abords de la réserve Mi’gMaq de Red Crow, à l’exception des habitants autochtones qui ironiquement semblent immunisés contre cette contamination. Devant la menace exponentielle, Traylor, le shérif de la communauté, doit non seulement contenir les siens en période de crise sociale et humanitaire, mais doit aussi gérer la vague de réfugiés blancs qui viennent se mettre à l’abri alors que sa population est divisée sur l’idée de les accueillir en cette période de crise… 

Tourné à Kahnawake et à Listuguj au Québec, Blood Quantum est disponible en version originale anglaise et en version française sous le titre de Rouge Quantum sur toutes les plateformes de vidéo sur demande depuis le 28 avril dernier. Lorsque cette date de lancement a été décidée, la COVID-19 n’était pas la menace à laquelle fait face maintenant notre société. Un peu comme Jusqu’au déclin de Patrice Laliberté, le timing de la distribution de cette production ne saurait être plus ancré dans l’actualité. Nous avons parlé avec Jeff Barnaby de la genèse de son projet, de l’importance de certains aspects politiques et sociaux de l’œuvre ainsi que de ses activités en périodes de confinement.

Une entrevue réalisée par Marc Lamothe
Sincères remerciements à Kevin Laforest pour la supervision de la traduction de l’anglais vers le français.

 

Crédit : Elevation Pictures

 

Tout d’abord, bravo pour le titre, BLOOD QUANTUM. Dans le contexte de ce film, le nom de la loi des degrés de sang imposé par le gouvernement canadien se retrouve d’autant plus chargé de sens.  Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ce titre était si important pour vous pour ce projet ?

Jeff Barnaby : Blood Quantum, ou les lois des degrés de sang (blood quantum laws), fait référence à un système de castes raciales mis en œuvre par les gouvernements canadien et américain, telle une autre branche du génocide et de l’effacement des Premières Nations. Les gouvernements ici sont devenus trop civilisés pour offrir des couvertures et des draps contaminés par la variole, alors ils ont carrément décidé d’isoler les autochtones. Ces lois s’ajoutent à des programmes de stérilisation, d’exil en pensionnats, de refoulement en réserves, etc., etc.

Au Canada, ces lois étaient davantage orientées vers les femmes. En fait, la «loi sur les Indiens» s’adressait d’abord aux femmes mariées en dehors de leur tribu. Ces femmes perdaient alors leur statut d’autochtone, tout comme leurs enfants. Je me suis approprié cette idée raciste et je l’ai transformée en une sorte de super-pouvoir des Premières Nations! Et si cet isolement racial de l’ère civilisée avait conditionné notre peuple à une immunité contre une peste mortelle? C’est pour moi dès ce moment que le titre devenait évident. C’était le seul titre possible à mes yeux.  Ce qui me désole, c’est que trop peu de gens encore aujourd’hui connaissent l’existence de ces lois.

 

 

Que pouvez-vous nous dire sur la genèse de ce projet ambitieux ?

Jeff Barnaby : En tant que cinéaste autochtone, je me demande constamment comment évoquer le génocide colonial et culturel des Micmacs de manière à garder notre conversation agréable avec le public. Sincèrement, selon moi, ce questionnement est OBLIGATOIRE en tant que cinéaste autochtone parce que les informations et les clichés concernant notre histoire sont souvent évoqués comme quelque chose d’abominable. De plus, nous devons faire affaire avec une culture de colons qui a su déplacer des montagnes pour effacer cette horrible histoire. Il est donc presque impossible d’avoir cette conversation parce que, neuf fois sur dix, les gens ne connaissent ou ne reconnaissent pas les faits historiques. Harper, notre premier ministre, en 2009 avait déclaré devant un public ravi au G20 : «We also have no history of colonialism…». 

Donc, mon premier objectif est de savoir comment amener le public à regarder mon film et comment ne pas les aliéner avec les dimensions politiques et historiques de mon propos. Pour moi, la solution est de construire un réel cheval de Troie. 

Mes chevaux de Troie sont des films d’exploitation.  Dans le cas présent, j’ai pris les troupes de zombies et les moribonds de l’apocalypse qui sont très populaires.  Ils sont presque aussi répandus maintenant que la pornographie dans la culture populaire. Les films de genre viennent avec un public et un certain nombre de prédispositions. Tout ce que je fais commence à cet instant précis, COMMENT puis-je amener ces gens à venir voir mes films, en particulier lorsque le thème principal est « Le déploiement du massacre et de l’oppression. » 

Personnellement, je présente et habille ces politiques dans un long métrage de style « popcorn », en privilégiant le canevas classique des films de zombies, car ce genre est précédé d’un bel historique de détournements subversifs. En tant que cinéphile non issu des Premières Nations, vous ne vous sentirez pas attaqué directement par le film en le regardant, au pire … disons que vous serez tout au plus un peu mal à l’aise en tant que spectateur.  Je devais intégrer toutes ces idées dans le récit, mais  sans faire trop de bruit. Donc, avec tout ce tourbillon dans ma tête, j’étais au TIFF en 2007, réfléchissant à ce que je devais faire ensuite à titre d’artiste alors que les zombies étaient déjà très populaires.  Mon partenaire de production à l’époque n’aimait pas beaucoup l’idée, car pas mal tout le monde faisait déjà des films et des séries de zombies.  J’ai eu ce fameux moment de révélation de style Eureka  quand j’en suis venu à cette réflexion: «Et si nous rendions l’autochtone immunisé contre la peste des zombies». Dès ce moment, j’ai entamé le scénario de Blood Quantum.

 

Pourquoi l’action de votre plus récent film se situe en 1981, soit quelques années après l’intrigue de Rhymes For Young Ghouls qui se déroulait en 1976 ?

Jeff Barnaby : 1981 est l’année où le gouvernement a violemment attaqué ma réserve, créant subrepticement le mensonge que les Micmacs à Listuguj violaient certains paramètres de la loi en pêchant « trop de poissons. » Ainsi, des milliers de gardes-pêche du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs sont descendus dans la réserve en tenue antiémeute, brûlant nos filets, nos bateaux de pêche et agressant les pêcheurs non armés avec des balles en caoutchouc et des bâtons antiémeutes, et ce, pendant deux longues journées.  Je n’avais que quatre ans à l’époque et ça reste mon premier souvenir d’enfant. Je voulais impérativement faire référence à cet incident comme à un acte récent et très flagrant de racisme et de néocolonialisme.  C’est d’ailleurs pourquoi les poissons reviennent aussi à la vie au début de mon film; et c’est pourquoi il y a un blocus sur le pont menant à Red Crow.  Il y a un excellent documentaire intitulé Incident At Restigouche (1984) d’Alanis Obomsawin pour L’ONF.  En le regardant, vous pourrez remarquer que nous avons installé le blocus de notre long métrage quasiment au même endroit que le barrage dans le documentaire d’ Obomsawin.

Vous pourrez, je l’espère, percevoir toutes ces dimensions politiques dans le scénario, car j’ai pris  soin de les faire apparaître de manière organique dans le récit. Il serait pertinent de connaître tout ce qui nourrit le sous-texte du film, mais même si vous n’êtes pas aux faits de notre histoire, voir ainsi les poissons revenir à la vie est un beau punch cinématographique en soi. 

Rhymes For Young Ghouls était un tout autre contexte. Je fais partie de la première génération d’autochtones à ne pas être forcés d’aller dans des pensionnats.  Je  voulais absolument raconter une histoire à propos d’un personnage historique qui a rendu cela possible pour ma génération. Pour moi, il était donc logique de placer l’action de Rhymes en 1976, l’année de ma naissance.

Joseph (Forrest Goodluck) a réellement peur des zombies; Lysol son demi-frère (Kiowa Gordon) ne craint pas les zombies, mais semble terrifié par la population blanche. La scène d’ouverture du deuxième acte lorsque Lysol fait face à un zombie soldat sans jambes ramène en tête cette image emblématique de la crise d’Oka de juillet 1990 montrant le soldat Patrick Cloutier face à Brad « Freddy Krueger » Larocque. Mais maintenant, le soldat est un zombie. Avez-vous à un moment de la production été nerveux à l’idée d’utiliser ce genre d’imagerie vive dans un film de zombies?

Jeff Barnaby : Non, au grand jamais. Pas même une seconde. L’image dont tu parles est non seulement devenue l’image parfaite pour représenter la relation qu’entretient le Québec envers les habitants d’origine de cette terre, mais aussi celle de tout le Canada. Je pense que quiconque sera offensé aujourd’hui par cette image fait partie du problème. De plus, ce que nous avons fait avec Blood Quantum était basé sur l’idée d’un état oppressif afin d’inclure l’idée même du capitalisme. La séquence d’animation au départ, avec l’usine, symbole de l’industrie, qui pollue l’eau, l’air, l’esprit symbolisait cette idée. La problématique de mon peuple dépasse largement un quelconque différend provincial sur un terrain de golf ou sur des droits de pêche. Ce ne sont là que les symptômes d’un système beaucoup plus corrompu existentiellement. Nous constatons que ce mode de vie soulage bien brutalement les divers PDG de ce monde qui maintiennent les gens dans un environnement qui a le potentiel de les tuer, avec l’idée de leur vendre des conneries dont besoin personne n’a besoin. Gardez tout cela en tête lorsque vous réalisez que les «Indiens» morts étaient le premier produit du capitalisme. Les autochtones mouraient pour le dollar tout-puissant, et ce, bien avant l’ère de la COVID-19, et l’histoire se répète constamment.  

Cela dit, Lysol ne voit pas simplement un simple agent d’un gouvernement oppressif en fixant ce soldat dans les yeux, il regarde aussi en plein visage tout un système qui monétise la mort. Comment cette image peut-elle être plus offensante que ce qu’elle représente originellement? À mes yeux, cette image est révélatrice de la guerre culturelle insensée qui étrangle l’Occident alors que tous s’accrochent à un système qui ne valorise pas leur vie au-delà du sacré dollar.

Crédits Elevation Pictures

 

 

Red Crow est une communauté cinématographique fictive où se déroulent vos deux longs métrages. Rhymes For Young Ghouls avait notamment pour décor Red Crow dans les années 70. Pourquoi une communauté de fiction et avez-vous des plans pour que l’intrigue de votre prochain film de fiction soit à nouveau située à Red Crow?

Jeff Barnaby : Le film que j’écris en ce moment se déroule dans une ville sans nom. J’adore l’anonymat urbain. Un mélange de quartier de blocs à appartements, du béton, de la crasse et  l’idée d’une gentrification.  Mon prochain film n’aura pas lieu dans la réserve de Red Crow, mais certainement dans le même espace narratif.

La réalité vient d’ironiquement rattraper votre fiction au cours des dernières semaines. Que faites-vous en ces temps de cloisonnement, à part donner des interviews, bien évidemment?

Jeff Barnaby : En tant que scénariste-réalisateur-monteur et musicien, ce n’est pas comme si je sortais beaucoup. LOL.  J’ai passé l’été dernier à regarder le soleil se lever et se coucher depuis ma fenêtre tout en travaillant. Sérieusement, ce fut un soulagement pour moi de savoir que je ne serai pas obligé de prendre des vacances n’importe où et que je pourrai simplement rester à la maison et travailler. Le Y du NDG en revanche me manque vraiment.

Quels films ou quelles séries télé regardez-vous en période de confinement?

Jeff Barnaby : Je viens de terminer Downton Abbey et il vient de monter au sommet de ma liste d’émissions préférées. Il y a un impressionnant segment sur la grippe espagnole que je n’ai jamais vu venir. Une écriture simplement fantastique et aux antipodes de pas mal tout ce que je n’ai jamais vécu.  C’est absolument fascinant. Je regarde aussi Game Of Thrones, les deux émissions sont étrangement similaires, mais cela ne les aide pas non plus de partager quelques membres des deux distributions.

Quels bons films de Pandémie, de désastre ou de cloisonnement vous viennent en tête?

Jeff Barnaby : Mes suggestions iraient comme suit…  The Seventh Seal (1957) d’Ingmar Bergman, The Thing (1982) de John Carpenter,  Dead Man (1995) de Jim Jarmusch, [REC] (2007) de Jaume Balagueró & Paco Plaza et Black Death (2010) de Christopher Smith.

Quels autres projets vous attendent après le retour à la normale?

Jeff Barnaby : C’est la grande question à un milliard de dollars. Qu’attend-on de nous? Je fantasme personnellement sur des choses comme voir mon fils obtenir un diplôme ou le voir tomber amoureux pour la première fois; ou encore vieillir avec ma femme. Une vue existentielle d’ensemble pour moi se résumait à reconnaitre que maintenant, ces choses que vous teniez pour acquises pourraient dorénavant vous tuer. 

Je me moque éperdument des coupes de cheveux hirsutes, des plages fermées ou de toutes ces conneries dont les gens se plaignent en période de confinement. Je veux survivre à tout cela! Ma vie a bien honnêtement été bénie.  D’où tout a commencé jusqu’à  l’endroit où je suis maintenant, je ne souhaite tout simplement pas que tout cela se termine alors que tout ne fait à peine que commencer. 

Blood Quantum est disponible en version originale anglaise et en version française (version française Rouge Quantum) sur toutes les plateformes de vidéo sur demande.

 

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