« Le cinéma, c’est ma vie et ce projet m’a permis de voir au-delà de la tétraplégie. » – Jeanne Carrière, lauréate du grand prix Cours écrire ton court pour son scénario BIGFOOT
–
C’était dans le cadre de la 27e édition du festival Regard qui s’est déroulé du 22 au 26 mars. Le programme Cours écrire ton court de la SODEC dévoilait le grand prix de son concours destiné aux scénaristes émergents. C’est le scénario BIGFOOT de Jeanne Carrière qui allait remporter les honneurs. Ce prix prestigieux propulse son scénario directement en production en assurant son financement, ce qui permettra à cette histoire d’être portée à l’écran. On retrouvera les détaits en cliquant ICI https://ctvm.info/sodec-gagnants-cours-ecrire-ton-court-edition-100-region/ ]
Derrière ce prix se cache un conte de fées à la fois épouvantable et beau. En effet, Jeanne avait fait les manchettes un peu plus tôt dans le mois. Devenue tétraplégique à la suite d’un accident survenu au cœur de l’hiver 2021, elle venait de bénéficier d’une nouvelle pratique chirurgicale de transferts nerveux. Dix personnes s’étaient qualifiées à travers le Canada pour une telle intervention chirurgicale. Elle était la première à témoigner publiquement des résultats de cette opération.
Mais Jeanne aime le cinéma québécois, elle adore le documentaire. Elle a fait ses études en travail social pour finalement avoir un moment d’épiphanie et réaliser que le cinéma était son premier appel.
Une entrevue de Marc Lamothe
[À la fin de cette entrevue, on pourra lire un témoignage de Philippe Falardeau]
CTVM.info – Quels sont les premiers films qui vous ont donné la piqûre du cinéma?
Jeanne Carrière — J’ai plusieurs films phares. C.R.A.Z.Y. (2005) de Jean-Marc Vallée, UN ZOO LA NUIT (1987) de Jean-Claude Lauzon. LITTLE MISS SUNSHINE (2006) de Jonathan Dayton et Valerie Faris, HAROLD AND MAUDE (1971) de Hal Ashby. J’aime beaucoup le documentaire. Dans mes premiers amours, il y a eu le cinéma direct de Pierre Perrault. POUR LA SUITE DU MONDE reste l’un des plus grands classiques de notre cinéma. Selon les jours, mon favori pourrait être LA BÊTE LUMINEUSE (1982) ou LE RÈGNE DU JOUR (1967). Aujourd’hui, c’est LE RÈGNE DU JOUR.
Travailleuse sociale de formation, vous avez décidé de vous rediriger vers le cinéma. Vous avez ainsi suivi une formation en scénarisation à l’INIS? Qu’est-ce qui a motivé cette décision et parlez-nous un peu de cette expérience?
Jeanne Carrière – J’ai fait mes études en travail social, mais je n’ai jamais œuvré dans le domaine. Dès le moment où j’ai réalisé que ce qui m’intéressait le plus au cinéma, c’est la scénarisation, je me suis inscrite à un certificat à l’Université de Montréal. Durant mes études, j’ai eu un seul cours de scénarisation donné par Isabelle Raynaud, scénariste, réalisatrice et professeur en cinéma. Je ne pouvais pas accepter d’aller sur le marché du travail avec un seul cours. Je me suis donc inscrite à L’INIS pour me spécialiser en scénarisation. Ça été un merveilleuse expérience pour moi, mais je suis de la cohorte 2020, la première année COVID, donc je n’ai pas pu compléter le parcours scolaire, je n’ai pas eu de stage.
Avant même d’être sélectionnée à l’INIS, vous aviez écrit et réalisé votre premier court-métrage, LAVÉE. Quel souvenir gardez-vous de ce tournage?
Jeanne Carrière – On peut vraiment parler d’un film tourné avec les moyens du bord. J’avais 200 $ tout mouillés en guise de budget. J’avais réussi à emprunter de l’équipement à la télévision communautaire de ma région et j’ai utilisé une jeune actrice du coin, très talentueuse d’ailleurs. C’était ma première réalisation. Je ne savais pas trop comment la machine fonctionne, mais je me suis lancée tête première. On parle ici d’un huis-clos dans une buanderie mettant en vedette une mère monoparentale qui cherche à tromper son isolement en téléphonant à des numéros de téléphone qu’elle voit épingler à un babillard de la buanderie.
Non seulement le tournage a finalement été une belle expérience, mais le film a été sélectionné aux Rendez-Vous Québec-Cinéma et au marché du film à Cannes. Malheureusement, COVID oblige, je n’ai jamais pu me rendre à Cannes pour la suite de cette aventure.
Puis, vous avez scénarisé LE FROID, mettant en vedette Louise Portal et réalisé par Natalia Duguay. De quoi traite ce court exactement?
Jeanne Carrière – Le film raconte l’histoire d’une femme qui vient de perdre soudainement son mari durant la nuit, celui-ci étant mort dans son sommeil. Elle ne se sent pas prête à le laisser partir, alors elle ouvre toutes les fenêtres de sa demeure. Nous sommes en plein hiver et le froid s’installe partout dans l’appartement afin de maintenir son mari avec elle, encore un moment.
Quelle a été votre réaction lorsque vous avez vu le film?
Jeanne Carrière – Cela a été une belle collaboration. L’exercice pour moi était d’écrire et celui de Natalia était de réaliser le film dans le cadre de notre formation à l’INIS. Lorsque j’écris, j’ai des scènes en tête, donc l’expérience de voir son scénario sur écran ressemble, pour moi, un peu à un jeu de cherche et trouve. Je me suis laissé surprendre, mais l’expérience m’a fait réaliser que je désirais vraiment réaliser mes scénarios.
Pourriez-vous nous résumer brièvement l’histoire de BIGFOOT, scénario qui vous a valu le grand prix du concours « Cours écrire ton court » de la SODEC ?
Jeanne Carrière – Le film suit Rémi, un homme dans la cinquantaine qui élève des bisons dans la région des Laurentides. Un matin, alors qu’il travaille, il croise sur son terrain un petit garçon de 6 ans en pyjama, Hugo, qui dit être à la recherche de son père parmi les bisons. Il déclare avoir de la difficulté à savoir lequel des bisons est son père, car il ne l’a jamais vu se transformer. En effet, quand son père et sa mère se chicanent, la mère enfermait le garçon dans sa chambre pour le protéger. Lui, avec la naïveté d’un enfant, il croit que son père se transforme en bête. Le thème est donc nos bêtes intérieures et les conséquences de la violence conjugale.
Que souhaitez-vous exprimer avec votre court?
Jeanne Carrière – Avec ce court, je retrouve ce qui m’attire dans le travail sociale et l’intervention. La violence conjugale est un thème qui me fascine depuis un bon moment. Particulièrement au cinéma, je trouve qu’on ne voit pas suffisamment l’Homme derrière les poings. L’Homme a la capacité de changer les choses et de s’améliorer. C’est un film d’intervention que j’ai écrit s’adressant à l’Homme derrière la violence.
Je vous ai entendu dire que vous souhaitez que ce film soit lumineux malgré son sujet. Pourriez-vous élaborer sur ce point?
Jeanne Carrière – La lumière est essentielle selon moi. Le film met en valeur la rencontre entre un petit garçon avec son imaginaire et sa naïveté et un homme qui vit avec le poids d’une relation passée. Le personnage de Rémi va mieux se comprendre à la rencontre du garçon et va amorcer une démarche pour laisser aller une fois pour tout cette colère en lui. Rémi reconnaît une violence passée à l’écoute du dialogue d’Hugo. La rencontre avec Hugo est donc un vecteur de changement.
Vous me dites voir vos scénarios en les écrivant. Imaginez-vous déjà un acteur pour jouer Rémi dans Bigfoot?
Jeanne Carrière – Oui, je vois Émile Proulx-Cloutier avec une petite barbe et un passé fragile. Je vois Rémi avec une certaine douceur, car la violence conjugale ne vient pas juste d’un homme au look rough and tough.
Parlez-nous de la genèse de ce projet ? Depuis combien de temps portez-vous ce scénario en vous ?
Jeanne Carrière – Je porte en fait ce projet depuis l’automne 2021. Je l’ai soumis en décembre 2021 au concours Cours écrire ton court en visant la compétition 2022. Puis, peu de temps après, j’ai eu cet accident qui m’a rendue tétraplégique. C’est peu de temps après ma sortie du coma, alors que j’étais encore aux soins intensifs critiques, que j’ai appris que j’étais sélectionnée. Je ne pouvais évidemment pas participer, mais la SODEC m’a proposée de resoumettre en 2023 puisque j’étais encore admissible avec la thématique 100% région. Effectivement, je l’ai redéposé et j’ai été réacceptée cette année. BIGFOOT est dès lors devenu ma carotte au bout du bâton. Ma convalescence, mon opération, mes exercices et mes soins, tout prenait un sens, je voulais ardemment participer au concours avec BIGFOOT. J’ai passé un an et un mois à l’hôpital et BIGFOOT est devenu le plus beau des cadeau que je pouvais recevoir. J’ai donc accepté de participer à nouveau au concours en 2023. Le cinéma, c’est ma vie et ce projet m’a permis de voir au-delà de la tétraplégie.
Si vous pouviez écrire pour un ou une cinéaste québécois.e., de qui s’agirait-il?
Jeanne Carrière – J’aimerais réaliser mes scénarii, particulièrement BIGFOOT qui s’avère magique pour moi. C’est un peu comme le Super Ball, il y a souvent une équipe Cendrillon qui en a arraché durant la saison et on souhaite les voir gagner. Je me sens un peu comme cette équipe de football. Mais pour répondre à ta question, si je pouvais écrire pour un autre réalisateur, ça serait définitivement Philippe Falardeau. Je suis une grande fan de sa sensibilité. Mon film favori de lui reste Monsieur Lazhar. J’ai une anecdote d’ailleurs au sujet de ce film.
Lorsque j’étais aux soins intensifs critiques, j’étais paralysé dans un lit, ne pouvant bouger que les yeux. On nageait alors en pleine vague du variant Omicron du Coronavirus et donc, personne ne pouvait me rendre visite. Mes parents ou mon chum ne pouvait pas venir me voir. Ma mère m’avait fait envoyer un iPad avec un mot de passe Netflix. Une proposée est venue me le porter à la chambre et elle appuyer sur PLAY! C’était MONSIEUR LAZAR. Bien que j’ai dû déjà voir ce film une quinzaine de fois, ce visionnement à l’hôpital a été mon premier moment de normalité, un moment entre moi et un de mes films préférés. J’ai pu me reconnecter avec ma passion et ma vie, le temps d’un film.
Vous avez accepté de partager votre expérience médicale publiquement. On a pu lire sur vous, dans Le Devoir, et vous avez été le sujet d’un reportage à l’émission DÉCOUVERTES sur les ondes de Radio-Canada. Pourquoi avoir de partager votre histoire médicale ?
Jeanne Carrière – Ce sont mes docteurs, Dominique Tremblay et Élie Boghossian, chirurgiens plasticiens à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont, qui me l’ont gentiment demandé. Comment leur dire non après qu’ils aient offert le plus beau des cadeaux à une jeune femme tétraplégique ? Chaque main demandait une intervention de 10 heures. C’est un travail énorme. Je me suis dit qu’un petit battage publicitaire les encouragerait. Je leur devais au moins ça et comme j’ai de la facilité à communiquer, je n’ai pas hésité. J’étais paralysé et maintenant je suis capable d’ouvrir et de fermer mes mains, de pincer et d’agripper.
Revenons au concours Court écrire ton court. Comment as-tu vécu ce marathon des derniers mois ?
Jeanne Carrière – Je suis une ancienne marathonienne alors ce genre de course me stimule. Je savais que la scénariste passerait au travers du processus, mais j’avais des craintes pour la tétraplégique. J’étais anxieuse d’entrer dans ce processus de trois mois, car j’ai toute ma tête, mais le corps ne suit pas. Je n’ai pas mes fonctions motrices et je me demandais comment j’allais faire en moment de besoin. Ça commence dès l’entrée. Je dois enlever mon manteau. Toutes les choses de bases. Mais écoute, tout s’est bien passé et j’ai trouvé les autres participants au concours tellement sympathiques et avenants. En équipe, j’ai pu continuer mon parcours. C’est certain qu’on frappe quelques murs. On doit refaire des réécritures. Je tape au clavier plus lentement que les autres, car j’utilise mes jointures. Ce concours représente trois longs séjours hors de chez moi. Si une rencontre est à neuf heures, je dois me lever à 6 h, car j’ai besoin de nombreux soins le matin. La médaille au bout de ce marathon est évidemment la plus belle des récompenses, mais j’aurais été aussi fière de moi si mon scénario n’avait pas gagné de prix.
Chaque scénariste sélectionné a été accompagné par des conseillers à la scénarisation. Parlez-nous un peu de cette expérience ? Avec qui avez-vous travaillé ?
Jeanne Carrière – Oui, chaque scénariste est associé à un mentor. Nous nous réunissons souvent et les autres mentors offrent aussi des commentaires sur les autres scénarios. J’ai eu la chance d’avoir Isabelle Pruneau-Brunet comme mentore. J’ai vraiment beaucoup aimé travailler avec elle. Ça me rappelait un peu la façon de faire à l’INIS avec un mentorat. J’ai adoré les plénières où tous lisaient leur scénario et où tous peuvent émettre des commentaires. Étant elle-même maman, elle a su m’aider avec le personnage d’Hugo. Un des moments clés du film est né de cette démarche. Je ne pourrais plus imaginer le scénario sans cette scène qui a su trouver toute son importance. Aucun spoiler ici!
Vous menez de front un autre projet d’écriture financé par la société d’État ? Parlez-nous un peu de celui-ci ?
Jeanne Carrière – Un peu avant mon accident, j’avais reçu la confirmation d’une bourse en développement de la SODEC pour un court-métrage intitulé DE L’AUTRE CÔTÉ DU BÉTON. Ce film traite de la réinsertion sociale après un long séjour dans un milieu carcéral. Je voulais parler de la prison économique après la prison-prison. Mon personnage principal est éboueur à la ville de Saint-Jérôme. Ça parle aussi des relations qui se développent en milieu carcéral. Comme tu peux voir, c’est encore la travailleuse sociale en moi qui désire tourner.
J’ai aussi un projet d’écriture qui est né récemment. Un livre pour enfant : MATANTE ROULANTE. Je vise un livre avec illustrations. J’ai trouvé un éditeur et on est en début de processus.
Où vous projetez-vous dans 10 ans ?
Jeanne Carrière – Aye-aye. Bonne question. Je me vois réalisatrice en fauteuil. Je me souhaite des projets cinémas. Je me vois impliquée dans des causes sociales. Je me vois défoncer des portes avec mon fauteuil roulant. Après avoir survécu et passé au travers de tout ceci, je souhaite que ma parole puisse en aider d’autres.
Quel serait un sujet qui vous serait important de tourner dans un prochain film ?
Jeanne Carrière – Si on me donne une carte blanche, je me vois écrire un film drôle et attachant sur la vie de quelqu’un en fauteuil ou de quelqu’un d’handicapé. HAROLD ET MAUDE reste un beau modèle. Je chercherais ce genre de vibe. Je veux trouver l’humour derrière ces aventures humaines et communiquer de l’espoir.
***
Philippe Falardeau au sujet de Jeanne Carrière
[box bg= »# » color= »# » border= »# » radius= »0″]
J’étais au milieu de ma routine matinale, en route pour aller chercher mon café, à ressasser dans ma tête mes plus récents blocages créatifs. J’ai ouvert la radio et je suis tombé au milieu d’une entrevue avec un neurochirurgien qui expliquait le succès d’une opération de haute voltige. Puis j’ai entendu cette jeune femme, Jeanne, parler de ce que ça signifiait pour elle recouvrer la motricité dans sa main: elle pourrait continuer d’écrire. Continuer de faire ce qu’elle aime et gagner sa vie comme scénariste. Ses paroles m’ont jeté par terre autant qu’ils m’ont donné un élan. J’ai trouvé sa page Facebook et je lui ai écrit pour lui dire à quel point son histoire me touchait et comment sa force avait sans aucun doute rejailli sur tous ceux et celles qui l’avaient écouté. Deux heures plus tard, elle m’a répondu en me racontant son épisode au soin intensif à regarder MONSIEUR LAZHAR et comment ça l’avait aidé. J’étais très humblement subjugué. Avec son formidable prix à Cours écrire ton court, Jeanne prouve qu’elle a non seulement du courage, mais du talent.
Philippe Falardeau
[/box]
***